être rappelé
Dans sa célèbre allégorie de la caverne dans « La République », Platon énonce comme principe que la politique ne doit servir qu’une seule cause : le bonheur de tous au sein de la cité. Pour lui, seul le gouvernement d’un philosophe peut y parvenir : par nature, le philosophe est celui qui essaie de s’élever au-dessus des autres hommes enchaînés et d’affronter la réalité. Il est de fait, celui qui se retourne dans la caverne parmi les ombres et est donc celui qui doit gouverner, car il est seul en mesure d’exercer un jugement. De ce lien de causalité découle le concept du philosophe-roi formulé par Platon : « Seuls les philosophes savent ce qu’il faut faire pour qu’un État soit bien gouverné. »
Cette philosophie est reprise au fil des siècles, notamment à travers les Fables de la Fontaine ou par Fénelon qui promeut le principe de l’éducation des rois pour l’amélioration de la société. Ainsi, sous l’Ancien Régime se met en place une dynamique autour de cette idée : à de bons précepteurs pour l’éducation du prince se succèdent de bons conseillers pour le règne du roi (quand les précepteurs ne deviennent pas lesdits conseillers…). Jean-Jacques Rousseau dans « Discours sur les sciences et les arts » déclare « Que les rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller. » Ainsi, depuis des siècles déjà, les monarques font appel à des tiers afin d’être éclairés. Si le principe même du recours aux conseils par les gouvernants n’est pas contemporain, mais au contraire a toujours été omniprésent dans la conduite de la cité, alors pourquoi le recours aux cabinets de conseil privés par l’État avec l’affaire McKinsey & Company fait-il polémique ?
Rappel des faits : en décembre 2020, le Canard enchaîné et le site Politico épinglent une prestation effectuée pour des sommes astronomiques par le cabinet McKinsey pour l’État français afin d’organiser la campagne vaccinale. Ainsi entre mars 2020 et janvier 2021, un total de 11,35 millions d’euros a été versé à des cabinets de conseil dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire. Une belle illustration du « quoi qu’il en coûte » si cher à l’Élysée. Si déjà la nouvelle fait polémique, le cabinet McKinsey & Company doit encaisser un nouveau coup dur : à la suite de la publication d’un rapport d’une commission d’enquête du Sénat, il est révélé que le cabinet, bien qu’y étant assujetti, ne paye pas l’impôt sur les sociétés depuis au moins 10 ans grâce à une optimisation de sa fiscalité au travers des prix de transfert. Ces deux polémiques soulèvent plusieurs questions en lien avec le recours par l’État à des cabinets de conseil, qui résonne d’autant plus largement que la France est en pleine campagne présidentielle.
Les médias ont allègrement voulu dépeindre un gouvernement qui serait devenu celui de la « consultocratie », corollaire de la technocratie européenne si souvent décriée dans le débat public. On peut d’ailleurs se demander si Scorcèse ne donnera pas une suite au loup de Wall Street avec « les loups du faubourg Saint-Honoré ».
(voir schéma 1)
En France, il faudra attendre plus de 50 ans avant que le gouvernement français n’ait recours pour la première fois à des cabinets de conseil. En effet, dans ce pays, les réformes ont longtemps été menées de l’intérieur. C’est le cas dans les années 1960 avec la rationalisation des choix budgétaires ou encore dans les années 80 avec la modernisation du service public. Il faut croire que l’administration française et ses fonctionnaires, aussi haut placés soient-ils, ont pendant longtemps préféré travailler entre eux. Toutefois, le monstre froid de l’administration a fini par avoir recours aux cabinets de conseils privés, notamment avec les lois de décentralisations. C’est peut-être enfin l’avènement d’un pouvoir public efficace dénué de la traditionnelle lourdeur de la bureaucratie française, ou comme Charles Péguy l’appelle, dépourvu du « guichet » (De la Situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, Cahiers, 06 octobre 1907) ! La consécration du conseil privé se fait en 2001, avec la loi organique relative aux lois de finances. Depuis, c’est une récurrence au sein de l’État : Nicolas Sarkozy a même créé la Révision générale des politiques publiques, devenue aujourd’hui la Direction interministérielle à la Transformation publique (DITP). (voir schéma 2)
Désireux de faire des économies, l’État cherche à réduire le nombre de postes de fonctionnaires et dans ce but, a recours à des cabinets de conseil. (200 000 postes ont ainsi été supprimés depuis quinze ans.) Pour ce faire, une armée de consultants travaille dans l’ensemble des cabinets (sauf Bercy) mettant en place une culture du lean management (gestion de la production fondée sur la rentabilité avec une réduction systématique du nombre de postes à rendement égal) - illustré par l’enquête menée par les journalistes d’investigation Mathieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, « Les Infiltrés ». Toutefois et voilà bien le paradoxe : les ministères à la suite de ces suppressions, se retrouvent affaiblis, poussant l’organisation publique à contracter une nouvelle fois avec lesdits cabinets. Des millions ont été utilisés pour faire faire des économies à l’État, et ce dernier est condamné à dépenser pour payer des consultants. Le serpent qui se mord la queue en somme et la promesse, si l’on exacerbe le trait, d’une privatisation ministérielle. (Voir schémas 3 et 4)
Si la polémique de McKinsey a secoué l’Hexagone, cette pratique ne s’est pas arrêtée à nos frontières et des pays comme l’Espagne, l’Italie ou encore l’Allemagne connaissent également des problématiques similaires. Plus surprenant encore, les institutions de l’Union européenne signent aussi des contrats avec des cabinets de conseils ! Ainsi, entre 2016 et 2019, la Commission a versé 462 millions d’euros aux Big Four. En ce qui concerne les gouvernements du Vieux Continent, le Royaume-Uni dépense deux milliards d’euros pour sa consommation de conseil, loin derrière le premier consommateur européen, l’Allemagne. L’enveloppe budgétaire prévue dans ce pays est de 3,1 milliards. Outre-Rhin, le milliard d’euros que le gouvernement français dépense en conseil paraît presque dérisoire ! Ces pratiques gouvernementales, quel qu’en soit le montant, inquiètent. Le Sénat français a lancé une enquête sur le recours aux cabinets de conseil par l’État. La Cour des comptes allemande dénonçait aussi en 2018 l’usage excessif aux cabinets du ministère de la Défense, avec à sa tête Ursula Von der Leyen, qui sur deux années, a contracté pour 250 millions d’euros, tout en annonçant publiquement des montants bien inférieurs. Il convient toutefois de préciser que le chiffre exact des dépenses des services publics en consulting est difficile à obtenir, fait surprenant souligné dans « les Infiltrés ».
Le recours aux cabinets de conseil n’est pas en soi à exclure, toutefois il est nécessaire de rappeler le cadre d’intervention de ces derniers : ils doivent répondre à un besoin ou à une expertise ponctuels. Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, l’affirme « un État qui fonctionne bien, c’est un État recentré sur ses missions essentielles. Qu’on fasse appel à des spécialistes sur certains sujets, ça me paraît aussi un principe de bonne gestion. » La dimension temporelle doit être soulignée et il convient de redéfinir le cadre du recours aux cabinets de conseil privés. C’est dans cette optique que le rapport de la commission d’enquête du Sénat se dirige en proposant un encadrement de l’utilisation, mais aussi de la manière de travailler avec lesdits cabinets.
A - Les conseilleurs ne sont pas les payeurs.
Le non-versement de l’impôt sur les sociétés par McKinsey révélé par le rapport sénatorial soulève de nombreuses questions quant au système fiscal français. Mais le rapport décrit là un « exemple caricatural d’optimisation fiscale ». D’une part, la branche française du cabinet est basée au Delaware, véritable paradis fiscal américain avec une imposition nulle et une grande opacité financière. D’autre part, le cabinet déduit de ses bénéfices imposables un important nombre de frais qu’il facture à d’autres structures du groupe situées hors du pays. Cette façon de traiter ses propres entités implantées à l’étranger comme des prestataires externes est une pratique bien connue des grands groupes multinationaux. Si l’administration fiscale n’a pas lancé de redressement fiscal à l’égard de La Firme, c’est d’ailleurs qu’il s’agit d’une pratique légale. Toutefois, il est indispensable de vérifier que la société a facturé les prestations à un prix identique à celui exercé sur le marché. Le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance assure que le cabinet de Conseil « paiera ce qu’il doit aux contribuables et à l’État français ». Les dépenses des ministères en conseil ont en effet bondi, passant de 379,1 millions d’euros en 2018 à 893,9 millions en 2021, soit plus du double dans un contexte de récession économique.
Comme le dit l’adage, le malheur des uns fait le bonheur des autres. La pandémie de la Covid 19 a ainsi confiné des millions d’Européens. Le plan de relance européen de 750 milliards d’euros a quant à lui, permis la signature de contrats majeurs entre les géants du conseil et les institutions européennes. En France, 68 commandes publiques ont été passées pour un montant de 41,05 millions. Des sommes qui font grimacer plus d’un Français lorsque l’on sait que selon l’INSEE, le salaire moyen brut en 2022 en France est de 3 275 euros, soit 2 340 euros net par mois, quand ce dernier montant est peu ou prou le prix moyen de facturation à la journée d’un cabinet de consultant. Information qui suffit à comprendre pourquoi les Français ont dû mal à avaler la pilule « McKinsey à l’Élysée ». L’enchaînement et l’accumulation des contrats passés à des cabinets de conseil conduisent certains députés à dénoncer un « appauvrissement de l’administration. » De plus, les journalistes des Infiltrés l’ont calculé : un fonctionnaire coûte cinq fois moins cher qu’un consultant pour le même travail. Pour la simple gestion du schéma de distribution vaccinale en France, La Firme a touché 3,98 millions d’euros. Par ailleurs, le rapport du Sénat démontre que seulement trois cabinets concentrent les trois quarts des dépenses en conseil dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire : McKinsey, Citwell et Accenture. Ce recours massif au conseil pose des questions sur le bon usage des deniers publics quant à la finalité de leur utilisation : à quelle(s) fin(s) sont-ils dépensés ? À qui sont-ils versés ? Et, par voie de conséquence, y a-t-il une déontologie en vigueur quant au recours au conseil externe ? (voir schéma 5)
L’enquête du Sénat révèle un « phénomène tentaculaire ». Une fois de plus si le recours n’est pas nouveau, l’enquête souligne qu’il est devenu presque un réflexe pour les ministères, même lorsque ces derniers disposent de ressources internes. La force de frappe de grands cabinets comme McKinsey & Company est reconnue : la capacité à produire un rapport qualitatif de 300 pages en deux semaines. Toutefois, les prestations ne sont pas toujours considérées comme répondant aux exigences… En effet, sur la mission « évolution du métier d’enseignant » effectuée en 2020 par McKinsey pour 500 000 euros, soit 3 312 euros par jour de consultant mobilisé, la commission estime que le ministère de l’Éducation nationale n’a pas véritablement cherché à utiliser ses propres ressources prospectives. Par ailleurs, il est estimé que le livrable principal se résume à une compilation de travaux scientifiques et à la production de graphiques fondés sur des données publiques. La valeur ajoutée du cabinet paraît dès lors réduite. Elle parvient même à la conclusion que « cette décision apparaît à la fois coûteuse et inopportune » et confirme la non-capacité des ministères à évaluer les prestations des consultants comme insuffisantes. Un autre exemple consiste en la prestation de Capgemini notée 1/5 par la Direction interministérielle de la Transformation publique, mais qui n’a appliqué aucune sanction et a intégralement rémunéré le cabinet, alors que selon le mode de notation de la DITP, un 1/5 équivaut à une « mauvaise exécution de la prestation. » Leurs interventions dans la plupart des grandes réformes du quinquennat inquiètent et soulèvent la dépendance de l’administration aux cabinets, particulièrement dans le domaine informatique. La Commission d’enquête se penche notamment sur les trois problèmes majeurs de déontologie que sont :
Des doutes peuvent subsister quant au rôle que jouent les cabinets de conseil au sein des entreprises qu’ils conseillent. En effet, un comportement tendancieux peut être observé quant à la double casquette des cabinets, étant à la fois audit des comptes d’entreprises et conseiller de l’optimisation de leur fiscalité. Afin d’y remédier, et à la suite du célèbre scandale Enron, une loi de 2002 oblige ces cabinets à séparer leurs activités de conseil de celle d’audit (pour information, le Royaume-Uni a attendu 2020 pour voter une loi similaire). Une autre pratique constatée est le recours par l’organisation publique à certains cabinets quand bien même ces derniers sont impliqués dans des affaires d’évasion fiscale. C’est le cas du cabinet PWC, inquiété pour son rôle dans l’évasion fiscale du géant alimentaire Heinz, mais qui a tout de même été mandaté par l’État à maintes reprises pour la mise en place de la stratégie vaccinale. Ou encore le cabinet KPMG également inquiété pour son aide dans l’évasion fiscale de grandes fortunes mais qui dans le même temps conseille plus de 6 000 entités publiques françaises.
Une autre problématique de conflits d’intérêts transparaît dans le fait que ces cabinets ont à la fois des clients publics et des clients privés. Si certains clients privés peuvent trouver des intérêts à une décision de l’État dans un certain sens, la question peut se poser de savoir comment l’intérêt général peut être défendu de façon objective. Ainsi, les cabinets se retrouvent à travailler pour des clients ayant des intérêts divergents. Bien que des procédures internes de sauvegarde soient mises en place par les cabinets, l’organisation publique n’a pas accès à la liste des autres clients de ceux-ci. Il ne dispose d’aucun moyen de s’assurer de l’absence de conflit d’intérêts tel que cela peut exister au sein des banques d’affaires, même dotées de garde-fous. Confère à cet égard un autre scandale de délit d’initié contre un partenaire américain de McKinsey. [1] Afin de prévenir les conflits d’intérêts, la commission du Sénat propose d’imposer une déclaration d’intérêts, et que les cabinets qui ne respectent pas les obligations déontologiques soient exclus des marchés publics ou encore la signature d’un code de bonne conduite en début de mission.
Le jeu du pantouflage désigne une pratique par laquelle des fonctionnaires français de haut niveau, généralement d’anciens étudiants de l’École nationale d’administration, ou des Écoles Normales Supérieures obtiennent un emploi dans des entreprises privées.
Ce n’est pas forcément une pratique interdite mais cette confusion entre intérêt privé et intérêt public pose des problèmes à la fois d’éthique et de déontologie. Certains étudiants qui intègrent de grandes écoles formant la future élite de la haute fonction publique n’entendent pas rembourser leur dette à l’état. En plus d’être formés par le public, les étudiants sont en effet rémunérés tout au long de leur cursus. La contrepartie de cette formation rétribuée est un engagement à travailler pendant dix années pour le service public de la France. Toutefois, à la sortie de l’école, seulement 17 % en moyenne des élèves intègrent un grand corps de l’État, les autres préférant se diriger vers le secteur privé plutôt que le secteur public. Ce n’est pourtant pas définitif puisque ces mêmes personnes peuvent finalement décider de se diriger vers le secteur public après un temps, c’est le système du « rétro pantouflage ». Cette hybridation des élites illustrée par de hauts fonctionnaires partis dans le secteur privé revenant dans le secteur public, aussi connue sous le nom de revolving door, était déjà dénoncée par André Malraux en 1933 dans La Condition humaine à travers son personnage Ferral : « l’accueil favorable que les fonctionnaires trouvent dans la banque auprès de leurs anciens collègues lorsqu’ils quittent le service de l’État. » Phénomène critiqué donc en France, mais que l’on retrouve également chez nos voisins avec un Premier ministre belge, Alexander de Croo ayant déjà travaillé pour BCG, ou encore outre-Atlantique avec un secrétaire des Transports, Pete Buttigieg ancien employé de McKinsey. Critiquée par le Sénat, c’est une façon de faire qui s’est fortement accélérée sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Une pratique qui vient donc du haut : comme l’a affirmé Alain Minc, « Emmanuel Macron ? C’est l’idole des consultants ! Tout simplement parce qu’il est comme eux. » La réforme de la formation des cadres de l’État lancée sous le quinquennat d’Emmanuel Macron n’est que l’iceberg d’une nécessaire réforme en profondeur du modèle des Grandes Écoles.
Une pratique qui semble étonnante de la part de grands cabinets : les missions pro bono. En effet dans un acte de grande bonté et de grande charité, les cabinets proposent de travailler sur des réformes étatiques… gratuitement ! Céline lui-même le disait : « Rien n’est gratuit en ce bas monde. » En se penchant sur certaines missions pro bono, on comprend mieux l’intérêt de ces cabinets. C’est par exemple lors d’une mission pro bono à la Commission Attali que Karim Tadjeddine de McKinsey a rencontré le rapporteur de ladite commission qui n’était autre que… Emmanuel Macron. Quelques années plus tard, on trouve comme codirecteur de la Direction interministérielle à la Transformation publique du président Emmanuel Macron, ce même Karim Tadjeddine. C’est là une parfaite illustration du phénomène de consultocratie, malheureusement fréquent. Cette pratique a été condamnée par la commission d’enquête qui indique clairement vouloir interdire les prestations pro bono en dehors des secteurs non marchands comme l’humanitaire, le social ou encore le culturel.
Mais, pourquoi cette interdiction des pratiques effectuées gratuitement et qui permettent d’économiser des deniers publics ? C’est peut-être une simple coïncidence, mais l’État est accusé dans le même temps d’exercer du favoritisme lors d’appels d’offres. Le cabinet TNP Consultants a ainsi attaqué devant le tribunal administratif de Paris pour favoritisme la décision de l’État de confier à la Firme des contrats qui s’élèvent à douze millions d’euros. En l’espèce, un appel d’offres visant à conseiller la direction des achats de l’État, la direction du budget ainsi que la direction interministérielle de la transformation publique avait été lancé afin d’économiser 200 millions d’euros dans les achats de 484 opérateurs de l’État. Cette mesure n’était d’ailleurs qu’une partie d’un accord-cadre plus large dont l’objectif était d’économiser un milliard d’euros sur quatre ans. L’État avait porté son choix sur la Firme, choix dénoncé par TNP consultants devant le juge administratif. En effet, était soulevée dans les moyens du cabinet requérant, une atteinte au principe d’égalité des candidats et au libre accès à la commande publique lors de la phase antérieure à la consultation. Le cabinet indépendant dénonce également la mise en place par l’État d’un dialogue compétitif plutôt qu’une procédure avec négociation, enfin que c’est à tort que l’administration a disqualifié leur cabinet. L’État avance de son côté que lors de l’analyse de l’appel d’offres, le cabinet TNP Consultants était arrivé premier en méthodologie et sur les prix, mais avait été mis de côté en raison d’un mauvais pilotage des projets. Les juges ont finalement débouté le cabinet TNP de sa demande et rejeté l’accusation de favoritisme dans un arrêt du 16 février 2021.
Le rapport de la Commission d’enquête soulève de nombreuses questions, dont une sur la souveraineté étatique. En effet, les rapports des cabinets de conseil ne font que proposer divers scénarios et l’État, seul détenteur du pouvoir décisionnel, a le dernier mot sur le scénario choisi. La Commission relève toutefois que dans la pratique, ces mêmes cabinets ont pour habitude de prioriser les scenarii. En découle une certaine influence des cabinets dans les décisions ainsi qu’une marge de manœuvre réduite pour les responsables publics.
Toutefois il existe une autre question de souveraineté que la Commission ne soulève pas et qui pourtant est bien là. Comme l’illustre l’économiste Louis Hyman dans son ouvrage Temp : How American work, American Business and the American Dream Became Temporary (publié chez Viking en 2018), les sociétés de conseil jouent un rôle prépondérant dans le capitalisme américain, et s’apparentent à de réels diffuseurs d’idéologie. (voir schéma 6)
Historiquement, ces cabinets se sont rapidement mis à produire des articles journaux, livres et rapports. En s’exportant outre-Atlantique, les cabinets ont emporté dans leurs bagages toute une philosophie politique. En effet, un conseil ne vient jamais dénué d’idéologie politique, philosophique ou encore économique. À travers leurs services, les cabinets propagent le modèle économique américain d’une organisation décentralisée des entreprises. Comme l’économiste le souligne : « le management américain des années 1960 allait remodeler le monde et McKinsey allait devenir le filtre par lequel ces idées circulaient ». Si l’idée ne semble pas si étrange, c’est parce qu’il convient de s’interroger sur les différences idéologiques entre les États-Unis et la France, ou l’Europe en général. En effet, si les pays européens diffèrent sur certaines questions économiques et politiques, le fossé est bien plus grand avec les Américains. Dans l’ultralibéralisme américain, l’individu ainsi que ses libertés sont privilégiés et les pouvoirs de l’État sont limités par ces libertés individuelles. De ce fait, l’État n’intervient que dans ses fonctions régaliennes au sens strict : la défense, la sécurité ou encore la justice.
À cet État ultralibéral s’oppose l’État Providence, qui désigne l’ensemble des interventions de l’État dans le système social ou les politiques économiques. Ce modèle né en Allemagne puis exporté en Grande-Bretagne est désormais parfaitement représenté par les politiques sociales françaises. Même s’il connaît aujourd’hui une triple crise de solvabilité, d’efficacité et de légitimité, c’est un système sous-jacent en France et en Europe que l’on ne retrouve pas aux États-Unis. Et pourtant, le management américain semble traverser les frontières, en dépit de la vague de Grande Démission qui a mis en lumière ses limites à l’occasion de la crise du COVID. Si le système de pantouflage et le recours à des conseillers formés en France laissent penser que le conseil fourni par les cabinets américains est français, certaines nuances sont à apporter. En effet, l’une des forces de frappe de ces cabinets est leur capacité à produire à la fois de manière qualitative et quantitative et en une courte durée, ce qui est rendu possible notamment par la taille des entreprises (McKinsey emploie plus de 35 000 collaborateurs dans 67 pays différents). De ce fait, c’est certes l’antenne d’un pays qui travaille sur une mission, mais les recherches de fond, parfois très techniques — ce que dans le milieu on appelle le knowledge management -, sont nourries par la recherche « fondamentale » qui provient majoritairement des États-Unis (même s’ils disposent d’équipes internes dans chaque pays, mais sans commune mesure avec le volume des effectifs américains). Ainsi, les sources de travail et les canaux d’informations étant américains, l’ADN de chaque rapport rendu véhicule ces idées américaines. C’est l’illustration même du concept des cabinets de conseil comme diffuseurs de l’idéologie américaine de par le monde, et de manière plus inquiétante, la diffusion et l’influence de l’idéologie américaine au sein des politiques publiques françaises.
Le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a déclaré lorsqu’il a été interrogé sur la polémique McKinsey : « On veut développer aussi une forme de cabinet de conseil de l’État en interne, qui peut venir en appui aux administrations ». C’est une solution d’ailleurs mise en avant par la Commission d’enquête, qui propose l’élaboration d’un plan de réinternalisation afin de mieux valoriser les compétences internes et moins avoir recours aux cabinets de conseil. Pourtant cette proposition, qui apparaît comme nouvelle interroge puisque, comme l’a réaffirmé le délégué général de la Direction interministérielle de la Transformation publique, son rôle est celui d’un cabinet de conseil interne au sein et au service de l’État. En effet, elle a, à la fois la charge d’acheter les missions en extérieur, et de recruter des consultants en interne. Si le ministre de la Transformation et de la Fonction publique affirme devant cette même commission que les dépenses de conseil vont baisser de 15 % et que parallèlement des postes vont être créés à la DITP afin de moins avoir à faire appel aux consultants externes, les dépenses en conseil ne cessent d’augmenter au sein des entités étatiques. Ainsi, si le recours à de grands cabinets de conseil ne satisfait pas aux exigences déontologique et financière, si la création d’un cabinet interne ne semble pas répondre au besoin de conseil puisque paradoxalement, il dépense pour économiser, ne conviendrait-il pas de proposer de nouvelles solutions de pilotage ? Il est opportun de rappeler que si la Firme est critiquée pour les montants de ses prestations ou encore pour le non-versement de l’impôt sur les sociétés, elle ne l’est pas sur ses performances. Ainsi, ce n’est pas le recours aux cabinets qui est à bannir, mais peut-être le recours à certains cabinets. Ne serait-il pas plus intéressant pour l’État français de faire appel à des cabinets français ou même européens afin de garder une certaine idéologie et l’ADN européen ? 20% des dépenses engagées partent vers des cabinets hors U.E en effet, hors il s’agit de certaines des missions les plus stratégiques. Les Américains ont comme principe de base d’avoir recours à des entreprises et des produits américains. Ce patriotismeexacerbant devrait peut-être être appliqué en France. Au-delà même de la question sous-jacente d’idéologie, le recours à des plus petits cabinets ou à des cabinets indépendants permettrait une diversité d’offres dont l’enrichissement dans la qualité des prestations ne serait pas négligeable d’une part dans le conseil proposé, et d’autre part sur la facture finale, payée, rappelons-le, avec les deniers du contribuable. Ainsi, le gouvernement français devrait songer à diversifier les cabinets de conseil retenus pour les missions du secteur public notamment à travers des cabinets indépendants et de plus petite taille tout en mettant l’accent sur un conseil made in Europe.
La polémique actuelle illustre ainsi particulièrement la controverse autour de la nature des conseillers autour des politiques, et démontre un débat bien trop français, qu’est celui de l’entre-soi dû à la provenance du même sérail desdits conseillers. Les artisans de la politique sont ainsi bien trop homogènes quand la res publica est pourtant la chose de tous et appelle à une confrontation d’idées. Cet entre-soi fait la part belle et le lit des polémistes de tous horizons qui s’attellent à pointer les manques continus dans l’exercice du pouvoir, quels que soient les gouvernements. A contrario, nous pensons que la commande publique devrait viser un panel de conseillers plus large, le renouveler, car l’innovation n’est pas que technique mais aussi humaine. La création de valeur est multiple et non pas l’apanage de quelques-uns, même si le modèle historique des Grandes Écoles ait fait la part belle à ce système. Bien que disposant d’écoles de formation des cadres de l’administration franco-française, l’État est parvenu à remettre en question sa propre souveraineté, lorsqu’il se retrouve à avoir à payer ces mêmes cadres, pour des conseils à prix exorbitants, quand bien même ces derniers ont été formés en son sein. Si la réforme des Grandes Écoles est discutée aujourd’hui, la réforme du modèle de l’Administration française, véritable serpent de mer, devient plus que nécessaire dans un souci de meilleure agilité et efficacité afin de répondre à des besoins et des débats dans un monde qui tourne toujours plus vite.
Références :
1 Benjamin Polle, B. P. (2021, 16 novembre). McKinsey : un partner new-yorkais licencié pour délit d’initié. https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwjt_56t55j3AhXpiP0HHUSNAfMQFnoECAkQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.consultor.fr%2Farticles%2Fmckinsey-un-partner-new-yorkais-licencie-pour-delit-d-initie&usg=AOvVaw1Cn-WqGnCK8MBu3ZLZFTeC